mercredi 3 juin 2020

Climat : libertés et responsabilité

Nous savons, même si nous avons du mal à l'accepter, que le défi est immense pour limiter la casse en cours (climat, sols, eau, biodiversité...) et conserver un environnement humainement vivable pour le plus grand nombre des homes dans les décennies à venir.
Cela passe par un changement radical de nos modes de vie, et nos connaissances comme notre conscience de la gravité de la situation devrait nous inciter à la responsabilité.


Or il ne se passe rien, ou si peu. En 2011, Jean-Marc Jancovici a écrit "C'est maintenant ! 3 ans pour sauver le monde". 9 ans après la situation n'a pas évolué dans le bon sens.

Que faire pour sauver le monde, et préserver l'avenir de l'humanité par la même occasion?
Je crois qu'il faut s'appuyer à la fois sur l'initiative privée et sur l'obligation publique.

La voie des initiatives individuelles est la voie douce, souple, plus lente aussi (et le temps nous est compté). Au rayon de ces changements de comportement individuel : rouler en vélo, manger local et de saison, manger moins de viande et moins de bœuf, moins prendre l'avion, acheter moins... Après tout, chacun fait ce qu'il veut !
La voie de l'obligation publique est plus anxiogène, elle sent l'autoritarisme et la dictature verte. Et pourtant, comme l'écrit Aurélien Barrau, "c'est le rôle du politique et du juridique de prendre le relais lorsque la responsabilité individuelle ne suffit pas. Nous sommes tous d'accord qu'inciter à ne pas commettre de meurtre n'est pas suffisant : il faut interdire le meurtre. La loi a pour rôle d'entraver certaines libertés individuelles qui nuiraient trop au bien commun. Et elle préserve ainsi en réalité les libertés essentielles." Durant la crise du coronavirus en 2019, le pouvoir politique a joué son rôle dans une situation de crise et nous avons collectivement accepté une privation importante de liberté. Ne pourrions nous pas accepter quelques limitations de nos libertés pour un gain immense?
Parmi ces décisions politiques, voir ici le paragraphe "mesures pour la transition énergétique européenne".
Comment inciter les politiques à prendre leurs responsabilités? de 2 manières : en réfléchissant à toutes les solutions possibles (c'est ce qu'est devenu ce blog, tout le monde ne peut pas être tiré au sort pour la convention citoyenne pour le climat) et en harcelant le pouvoir politique à prendre les mesures les plus adaptées pour répondre au plus grand défi de l'histoire de l'humanité et agir en cohérence avec les ambitions (ce qui ne fera pas plaisir à tout le monde et mettra en péril leurs réélections).

lundi 1 juin 2020

croissance et ressources

"Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste", raillait l'économiste américain Kenneth Boulding il y a plus de 40 ans.

A l’origine, la croissance économique désigne l’augmentation de la production des biens et services, que l'on mesure classiquement par le taux de croissance du PIB.
Jean--Marc Jancovici a un très bon petit schéma qui relie PIB, stock de ressources naturelles et stock de produits artificiels, fait apparaître le rôle démultiplicateur des énergies fossiles, la boucle de rétroaction positive du capital sur le stock de produits artificiels, et la boucle de rétroaction négative de la pollution sur les ressources naturelles :
(je vous encourage à lire ici la mise en place progressive de ce schéma).

On comprend que produire des biens et des services consomme des ressources naturelles. Au cours de l'histoire, nous avons amélioré l'efficacité de nos systèmes de production de manière à obtenir plus de produits artificiels avec moins de ressources. Mais nous avons entamé les stocks de ressources tant renouvelables que non renouvelables, et une prolongation de la tendance provoquera l'épuisement de ces stocks donc le ralentissement (l'arrêt de l'activité économique).

Toute croissance exponentielle est destinée à s’effondrer un jour. Une objection à cette perspective est que la croissance exponentielle du PIB mondial ne s'est pas faite sur un seul et même stock de ressources naturelles, mais sur des plateformes économiques successives utilisant des ressources différentes : la pierre, les métaux, le bois, le charbon et l'acier, le pétrole et la chimie, l'énergie nucléaire. C'est ce que Solidarité&Progrès présente ainsi dans cette vidéo :

De plus, chaque nouvelle plateforme économique est plus efficace que la précédente : elle consomme moins de matière (ou de ressources naturelles) pour produire plus d'énergie (ou de biens artificiels) : la croissance exponentielle est constituée de l'addition de la production de ces différentes plateformes dont la densité énergétique va croissant :

Ainsi, si nous avions construit le premier schéma en 1900, nous n'aurions pas considéré l'uranium dans le cercle "ressources naturelles".
C'est que dit ici Mathieu Mucherie : "la notion de ressources est extraordinairement élastique. Ce que vous considérez comme une ressource aujourd'hui, ce n'en sera pas une demain, et inversement ce qui n'est pas une ressource aujourd'hui en sera une demain. C'est l'exemple de l'insuline, du pétrole, des fréquences hertziennes. Ces choses ont toujours existé et sont devenues des ressources quand on a fini par les exploiter. Avant de les exploiter économiquement, ces éléments n'étaient pas des ressources."

On peut faire confiance au génie humain pour trouver le socle de la prochaine plateforme économique, qui fera rentrer de nouveaux matériaux dans le cercle des ressources naturelles, et assurera à l'humanité de qui continuer à augmenter la production de biens artificiels et le niveau de vie de l'humanité.

J'ai quelques objections à cette vision optimiste.
D'abord le temps : on observe une accélération du rythme des plateformes économiques, et chaque plateforme franchit un niveau de complexité et implique un niveau de risque plus élevé.
Les pics pétrolier et gazier sont proches (ou déjà passés). Il nous reste peu de temps pour concevoir un substitut, le qualifier (y compris sa sûreté et sa fin de vie), et réaliser le basculement des infrastructures et modes de vie vers cette nouvelle plateforme. J'ai confiance dans le génie humain pour comprendre de plus en plus finement le monde dans lequel nous vivons et en tirer profit (même si pour l'instant nous avons plutôt démontré notre capacité à exploiter les capacités de notre environnement au risque de les abîmer, plutôt que de tirer profit des synergies de cet environnement sans que nos prélèvements le déséquilibrent). Mais le temps presse et j'ai des doutes que nous sachions en si peu de temps mobiliser les efforts et investissements colossaux nécessaires pour industrialiser une alternative et la déployer à grande échelle. A titre d'exemple, on peut étudier comment nous avons développé et mis en oeuvre les plateformes du charbon et de l'acier, ou du pétrole/gaz/chimie, ou de la fission nucléaire (premières connaissances théoriques fin 19ème siècle / début 20ème, et première centrale nucléaire en 1951). Et le nucléaire répond imparfaitement aux usages du pétrole.
Thierry Carminel souligne que la vitesse de diffusion d'une technologie est limitée selon le théorème de Pierce : "Le taux de croissance d’une technologie ne doit pas dépasser l’inverse de son temps de retour énergétique pour que celle-ci mette de l’énergie nette à disposition de la société".

Après cette première objection sur la durée, deuxième objection sur le niveau de complexité. En plus de l'accélération du rythme des plateformes (rendu nécessaire par notre démographie comme par notre appétit insatiable), on observe aussi des sauts de complexité et de niveau de risque. La production de charbon de bois est moins complexe que l'extraction de la houille ; le pétrole et le gaz sont de plus en plus complexes à extraire ; la mise en oeuvre de l'énergie nucléaire demande un niveau scientifique et technologique encore supérieur. Le nucléaire, à titre d'exemple, nous engage sur de très longues durées. Nous avons fait le pari que nous connaîtrions une très longue période de stabilité politique, économique et technologique qui nous permettra de continuer à former des spécialistes, maintenir ou démanteler des installations vieillissantes, surveiller pendant très longtemps des déchets dangereux... La complexité en elle-même peut être un facteur d'effondrement comme Joseph Tainter dans “L'effondrement des sociétés complexes”. Les conséquences d'une erreur humaine sur le fonctionnement d'une mine de charbon ou d'un train ne sont pas du même ordre en terme d'impact comme en terme de durée qu'un accident industriel d'un bateau pétrolier ou d'une usine chimique, lui-même inférieur aux conséquences d'un accident nucléaire.

Troisième objection : même avec une nouvelle plateforme économique qui nous permettrait d'exploiter de nouvelles ressources, nous ne réparerons pas les pertes de biodiversité et nous ne ferions que prolonger la consommation de notre environnement. Même si on peut discuter des chiffres, l'ordre de grandeur est bien là, et nous vivons une extinction massive du vivant (végétaux, insectes, poissons, oiseaux, mammifères..). Nous savons déjà que ces disparitions sont définitives.
Le dérèglement climatique est également une sérieuse menace. Nous allons devoir nous adapter rapidement aux pertes de rendement dans l'agriculture, à l'augmentation de la fréquence des catastrophes naturelles, à les montées des eaux, etc. En espérant que l'avènement d'une nouvelle plateforme économique sur de nouvelles ressources n’accélérera pas le réchauffement climatique, l'inertie très importante du système climatique mondial fait que nous continuerons à subir les conséquences des émissions de gaz à effet de serre des années passées.

Dernière objection : il est louable de vouloir l'amélioration des conditions de vie de tous les hommes, notamment en terme d'accès à l'eau et à l'alimentation, aux soins et aux connaissances. Je comprends aussi qu'on veuille maintenir le niveau de vie des pays privilégiés. C'est sans doute facile à écrire depuis ma position privilégiée, mais nous savons qu'il n'est pas physiquement possible que tous les hommes vivent aujourd'hui avec le même niveau de confort, en tous cas sur la base des plateformes économiques actuellement maîtrisées. Heureusement, nous savons aussi qu'on peut vivre heureux avec moins de PIB.

Je ne vois pas vraiment quelle pourrait être la prochaine plateforme économique. Le candidat le plus crédible est la fusion nucléaire, mais les coûts engagés sont déjà immenses et on est encore très loin de l'application industrielle. La fusion ne sera pas opérationnelle à grande échelle avant plusieurs dizaines d'années. J'aimerais beaucoup que l'on sache piloter des AVE (Atmospheric Vortex Engine) mais nous ne semblons pas proche de la mise en oeuvre 
Les autres pistes comme les sphères ou structures de Dyson sont encore pour longtemps des concepts de science-fiction stimulants.

Je crois en l'Homme, en ses capacités de création et d'innovation, mais je crois qu'il serait naïf de continuer comme si de rien n'était en faisant le pari d'avoir établi une nouvelle plateforme avant d'avoir rendue la Terre invivable pour une bonne partie de l'humanité.
Je ne crois pas être pessimiste, mais pour être réaliste il vaut mieux organiser dès maintenant la décroissance du volume de production des produits artificiels.